Quel genre pour casser le genre ? 1/2 : Ce genre d’histoire

Il faut en faire, des efforts, pour ne pas verser dans le cynisme lorsqu’on s’intéresse à l’émancipation des femmes dans l’histoire de la musique. De l’extérieur, on a surtout l’impression d’une opposition entre une injonction universaliste adressée à toutes les musiciennes (et tous les musiciens) et un regard toujours biaisé sur le genre musical dont il est question lorsqu’on parle de féminisme en musique. La question mérite pourtant d’être posée : si l’histoire du féminisme en musique semble être globalement l’histoire d’une série d’échecs, est-ce le cas particulièrement, lorsqu’on zoome sur un genre ou une communauté ? En d’autres termes, où faut-il regarder pour savoir ce que la musique apporte à la lutte féministe ?

Génération après génération, les genres musicaux naissent, se transforment et meurent en se positionnant chacun avec plus ou moins de cohérence sur la place que les femmes sont susceptibles d’y occuper, et ainsi sur la représentation sociale qu’elles accomplissent potentiellement par là. Et si l’histoire des genres musicaux est l’histoire d’une série d’héritages et de refus esthétiques, donc d’une série de liens forts entre tous les genres, le lien de la lutte pour l’émancipation féministe semble rompu à chaque détour. Les musiciennes sont évidemment inspirées par d’autres musiciennes, mais les efforts semblent si égaux à ceux des générations précédentes qu’on se pose la question de la possibilité de cette libération à produire un effet boule de neige qu’on attend pourtant depuis plus d’un siècle. En réalité, en raisonnant comme on vient de le faire, en considérant l’histoire de manière linéaire, on s’empêche radicalement de saisir ce qui se joue. Tout n’est pas échec, mais tout y ressemble, car l’histoire est le lieu d’une perpétuelle mort et d’une perpétuelle renaissance.

Dans les années 1920, le blues annonçait une libération que personne n’attendait : des femmes, presque tout juste affranchies, se mettaient à sillonner les routes pour autre chose que de la mendicité. Leurs voyages sont alors les symboles du trajet social et politique auquel cette nouvelle génération d’afro-américaines aspire. Ma’ Rainey et Bessie Smith connaissent par exemple un vrai succès et font croire à la possibilité d’une visibilité acquise pour les femmes dans les musiques populaires, alors bien plus avancées que les autres sur les questions féministes. Résultat : qui est capable de citer plusieurs artistes femmes qui auraient participé à cette légendaire explosion musico-sociale du blues/rock des années 1950 et 1960 ? Personne. Une fois de plus, les femmes avaient été mises sur la touche au moment de la médiatisation, de la politisation et surtout de la marchandisation de ces musiques. C’est à nouveau dans les musiques afro-américaines, notamment la soul et le disco, que la représentation des musiciennes allait pouvoir s’exprimer. Mais même en étant sur le devant de la scène par rapport aux hommes, ces artistes étaient cantonnées à un seul rôle, celui de la chanteuse. Privées de rapport à la production technique de la musique, elles se retrouvaient coincées dans un rôle certes parfois somptueux mais qui ne permettait pas beaucoup d’échapper à un lien naturel, non-éduqué que la chanteuse aurait avec son propre corps ou avec sa voix. En somme, la partie considérée comme la plus animale d’un art dans lequel résident pourtant tant d’abstractions. Difficile aujourd’hui de savoir si Diana Ross ou Donna Summer ont permis aux musiciennes d’accomplir plus pour l’empowerment féminin que leurs consoeurs de la première partie du siècle, mais on peut imaginer que la rareté des femmes dans les « classiques du genre » est un indice de la résistance patriarcale à ce niveau. Être chanteuse, c’est effectivement une forme de représentation forte, mais ce n’est pas une garantie d’émancipation pour autant.

C’est alors qu’on se pose la question : y aura-t-il un genre musical libérateur du genre ? C’est qu’il semble impossible de sortir de cette notion de « genre musical » pour tenter de comprendre les luttes socio-politiques qui se jouent dans la musique. Car bien plus qu’une construction extrinsèque qui n’aurait de sens que pour faire des playlists, un genre musical est souvent le reflet d’une société. Labels, artistes, gérants de lieux culturels, parfois aussi producteurs et productrices, managers et manageuses ou encore journalistes émergent côte à côte d’un milieu social, d’une zone géographique, d’une situation politique, etc, si bien que c’est uniquement à l’intérieur de ces communautés socio-musicales qu’une lutte émancipatrice pourra advenir. La communauté de toutes les musiciennes existe, c’est vrai, mais elle est si abstraite des conditions réelles d’existence et de production artistique qu’elle est souvent mise en avant comme l’avatar d’un vœu pieux. On nomme Angèle « Artiste de l’année » et on pense que cela fait avancer la condition de la femme en musique, mais c’est tenter d’enfoncer une porte qui n’existe pas.

Alors face à l’histoire de ces projets avortés, de ces échecs de représentation féminine, on sait être sceptiques sur ce qui s’est passé et ce qui se passe dans le monde de la musique, mais on sait aussi quel décalage analytique il faudrait opérer pour braver le cynisme et le défaitisme. On ne croit pas à l’idée de progrès, mais on croit en la possibilité de le chercher et de le construire. Quels sont donc les genres musicaux qui portent aujourd’hui la flamme vacillante mais persistante du premier blues ? Et est-on capable, même après analyse, de savoir si ce qui se joue dans les luttes féministes à l’intérieur de genres actuels peut être considéré comme un « progrès » par rapport au blues des années 1920 ou aux chanteuses de la grande époque de Detroit ? Réponse la semaine prochaine.

Partie 2/2 disponible ici.

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